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DE L'ABONDANCE

Parlons d'argent. La question m'est souvent posée quand elle ne se pose pas d'elle-même. Car je recevais hier soir un message sur la question du financement et du tarif des ateliers. Je me permets de partager ma réponse ici, car elle pourrait être utile à d'autres.



"Bonjour XXX, merci pour ton message.


Il soulève un sujet sur lequel on m’interroge souvent et tu me donnes l’occasion périlleuse de tenter une réponse écrite. Je comprends ta demande et, avant de te répondre, je ressens le besoin d’apporter des précisions.

La question financière est effectivement fondamentale. En soi l’argent n’a aucune importance, mais c’est un moyen symbolique pourtant indispensable afin de mettre en lumière des questions essentielles dans un atelier de transmission : comment je m’engage ? Comment je donne ? Comment je reçois ? Comment je prends ? Quelle valeur ont pour moi la connaissance et l’immatériel qui me sont transmis ?

« Le conte, dit Gougaud, c’est l’art de la relation. » Depuis 5 ans que je dirige stages et ateliers - ce qui est bien peu - il s’agit toujours de transmettre un savoir vivant qui s’est déposé en moi fibre après fibre, des qualités souvent douloureusement arrachées aux humiliations en tout genre, arrachées évidemment au confort d’une vie tranquille, arrachées enfin aux héritages et aux croyances les plus funestes qui nous constituent, parfois, depuis des générations. L’artiste véritable, sans cesse confronté aux résistances de la société et à celles qu’il porte intérieurement, pour surmonter tous les obstacles, ne peut travailler que sur lui-même, c'est-à-dire avec ce qui le compose.

Ce que je transmets m’a coûté cher donc, très cher, pendant plus de 20 ans. Un coût financier qui, comme tous les artistes, se compte surtout en sacrifices. («Être obligé de jouer du violon à dix ans pour devenir un musicien passable ! » écrivait Musset.) D’autant plus que je suis un besogneux : rien n’était gagné d’avance. Pire, j’étais, il faut bien le dire, un grand handicapé de la relation. Innombrables les stages, innombrables les voyages, innombrables les chutes, tant intérieurement qu’extérieurement (et ça continue !) Le comble, je peux l’affirmer aujourd’hui, c’est que je ne suis arrivé nulle part ! Mais, étrangement, j’ai le sentiment d’avoir appris à mieux tomber, surtout je me réveille beaucoup plus léger qu’en partant. C’est peut-être pour cela que la relation, bien que fragile, est maintenant devenue possible… Et que les contes ne me quittent plus. Aussi ridicule ou prétentieuse que peut sembler la formule, je l’ose désormais : apprendre à conter, c’est apprendre à aimer.

Aujourd’hui, me voilà responsable de ce que j’ai reçu. Nous devons beaucoup à celles et ceux qui nous ont précédé. J’ai à cœur d’honorer la lignée de pratiques et de savoir qui m’ont été transmis, comme j’ai à cœur que celles et ceux qui viennent à ma rencontre soient saisis du même souci et de la même responsabilité en face de ce qu’ils/elles reçoivent au travers de cet atelier (une conscience bien rare malheureusement, ne soyons pas naïfs). Je n’ai jamais oublié ces mots adressés par le tout premier griot que j’ai rencontré au Mali : « la tradition, c’est un bol qui contient la vie même. Notre travail à nous, les artistes, c’est de faire circuler ce bol sans le renverser. »

Recevoir et transmettre, dans le domaine qui me concerne, c’est donc s’extraire du monde et de ses repères pour tenter, à corps perdu puis retrouvé, de rejoindre la vie, d’augmenter son espace… À un niveau cellulaire même, parfois. Oui, le coût en est terrible ! mais, mon dieu, comme il en vaut la peine. On ne se construit pas au rabais et la transmission, heureusement, ne s’achète pas comme une armoire ikea.

Très tôt, l’art et la psychanalyse m’ont appris ceci : ce que je reçois dépend presque uniquement de ce que je donne. Le serpent doit se débarrasser de sa vieille peau pour laisser apparaître la nouvelle. Et nous portons tant de couches inutiles dont il faut nous défaire… Tant de couches dont nous ne voulons pas nous défaire ! Ce que représente pour moi le coût financier d’une formation, ma façon de le vivre, est toujours le reflet du prix que je suis prêt, ou non, à payer intérieurement. L’argent est un instrument extraordinaire (effroyablement perverti aujourd’hui) car, bien utilisé, cet instrument permet à ce que je porte de désirs, de force et de volonté, de prendre matière, d’entrer dans la réalité : de m’y investir. L’argent a aujourd’hui de mauvais maîtres, et beaucoup désormais, en rejetant le serviteur, croient rejeter ses maîtres. Pourtant rien n’est plus faux. Rejeter l'argent ne nous guérit pas de nos étroitesses d'âme. Au contraire, c'est même une autre façon de fermer les yeux sur ce qui nous constitue.

L’argent, cet outil génial pour rencontrer l’autre suivant son propre moyen d’investissement quand nos possibilités d’échanges, nos langages ou nos richesses intérieures justement, font défaut ou viennent à manquer. L'argent, ce fabuleux moyen de réparation quand il s'agit de signifier que l'irréparable a été reconnu. L’argent, sans doute l’un des plus grands outils inventés par l’humanité pour s’éduquer le dedans. Quelle ancre ! Quelle énergie ! (si destructrice mal employée) Quel puissant révélateur de nos conflits intérieurs, quel miroir de nos investissements, de notre rapport aux autres et au monde ! Un baromètre redoutable pour découvrir comment la réalité répond ou non à nos rêves... J’imagine que mille philosophes ont superbement disserté là-dessus.

La façon dont chacun joue avec la question financière se ressent très vite dans la dynamique d’un atelier, et je m’applique, depuis toujours, à prendre l’aspect matériel très au sérieux quand il se manifeste et quand la question se pose. C’est là, en vérité, le premier seuil. Certains le franchissent sans y penser, avec naturel et fluidité, en réglant le stage « comme on met une lettre à la poste ». Dans ces cas-là, l’argent ne me fait ni plus ni moins d’effet qu’un courant d’air. « Il est passé par ici, il repassera par là » et tout semble couler de source. Ouf ! Cependant d’autres personnes (la majorité) s’y arrêtent toujours à un moment ou à un autre (au moins intérieurement) et se questionnent. À croire que tous les nœuds s’y retrouvent ! Et cela n’a, souvent, rien à voir avec la réalité des comptes bancaires. Peu importe le tarif, là où certains ne voient en ce seuil qu’une pierre plate, un salutaire « don contre don » (pour reprendre une formule anthropologique), d’autres redoutent déjà une marche trop haute, craignent de se prendre les pieds dans le tapis, ou tentent, presque systématiquement, de négocier quelque chose avec le portier (quand celui-ci n’est pas suspecté d’être carrément un voleur ou un escroc !)


Mais les contes m’ont appris ceci : on ne négocie pas avec l’invisible, et cet apprentissage, ce jeu entre l’invisible et le réel, commence dès le seuil financier. Car c’est bien de l’autre côté, du côté de l’invisible justement, que vivent les contes. Et l'invisible, c'est hors de prix ! Apprendre à danser sur ce seuil, à le franchir avec légèreté, c’est apprendre à déjouer l’illusion de la prison matérielle dans laquelle, bien souvent, nous avons été éduqués. Oui, l’art de la relation, tant avec les autres qu’avec les contes, ne s’apprend pas au rabais. Et c’est là peut-être le plus précieux et le plus grand des enseignements de ce seuil à franchir : La vie, quand on ne la refuse pas, sera toujours infiniment plus généreuse avec nous que nous le serons avec elle. En cela, nous sommes en dette perpétuelle. La vie, l’amour, nous sont donnés d'avance. Voilà la confiance à creuser, à découvrir, à cultiver, à renouveler à chaque passage, à affirmer coûte que coûte ! Vivre dans la gratitude d’avance ! S’investir d’avance ! Voilà ce que j’ai appris à force de m’écorcher les genoux en tentant d’apprendre à danser sur le seuil financier. Et surtout, être certain d’une chose : si les moyens manquent, chercher comment régler le droit de passage, reconnaître le prix fixé et chercher les moyens de payer une formation (si tel est réellement mon désir), c’est déjà entrer dans le travail qui nous trans-formera. La recherche des moyens d’accéder à une formation fait partie intégrante de la formation.


Je dois là faire une confidence. C’est que, bien des fois, j’ai failli me retrouver « à la rue ». Bien des fois il m’a fallu préserver mon entourage des difficultés rencontrées pour ne pas susciter de pitié (et que mes forces me restent !) La dignité n’est pas toujours facile à maintenir. Combien d’amitiés menacées de disparaître, combien d’invitations refusées, n’en pouvant plus d’arriver les mains vides ! Quelle solitude que la misère. Quelle angoisse. Et ces longs mois où je n’avais pas le sou pour vivre et où, pourtant, j’ai moi-même été accueilli comme stagiaire auprès des maîtres que j’allais trouver… Tant de fois celles et ceux qui m’ont transmis m’ont ouvert leurs bras et m’ont donné, quand même ! « Demande et il te sera accordé » dit l’évangile. C’est donc en connaissance que je parle de tout cela. Je connais trop le goût du manque. Mais comme l’écrivait aussi Emily Dickinson : « par la soif, on apprend l’eau... »


À mon tour désormais, j’accepte parfois que des stagiaires payent « à la hauteur de leurs moyens » et s’investissent financièrement moins que d’autres. Un pépin peut tomber sur n’importe qui, n’importe quand. Aussi je reste aujourd’hui très attentif à la sincérité des demandes, et quand j’accepte, c’est toujours parce que ces personnes ont une motivation et un engagement d’une vivacité indéniable, autant dans leur relation au conte, que dans la relation qu’elles cultivent avec les membres du groupe. Pour elles, il n’est jamais question de curiosité ou de loisir en participant à un tel atelier. Ces stagiaires là se jettent sur le conte comme des assoiffés dont la vie prendrait, soudain, un sens salutaire. Ce sont des assoiffés de la relation ! Je les reconnais, j’en ai été un moi-même. Et si ces personnes sont souvent d’indispensables moteurs dans la vie d’un atelier, c’est peut-être parce qu’elles aussi ont à cœur d’apprendre l’eau.

Face à ces personnes, les stagiaires qui, eux, payent l’entièreté du coût d’un stage ignorent souvent qu’ils permettent justement, en payant plein tarif, de soutenir ceux qui sont le plus en difficulté matériellement. C’est ainsi que s’harmonisent les énergies d’un groupe et qu’il me revient, comme à un chef d’orchestre, et tout en respectant l’intimité financière de chacun, c’est-à-dire en toute discrétion, de veiller à ces équilibres.

Pour finir, l’envie me vient de partager ces mots d’Henri dans la préface de La Confrérie des abeilles tels qu’ils se rappellent à moi à l’instant :

« Certes, le conteur est un être ordinaire, il peut traverser des jours de désespoir, comme tout un chacun, mais il ne s’accorde pas le droit d’ajouter son grain d’angoisse à l’angoisse du monde. Sa fonction est d’entretenir l’espérance, à toutes fins utiles. Se dire au moins qu’on ne sait jamais. Aller obstinément, et s’il le faut contre toute raison, à contre-courant des flots de dérision, d’absurde, d’intelligence au couteau, de preuves que tout est vain. Il y faut beaucoup de naïveté, ou de courage. Il y faut aussi cette intuition, cette conviction irrationnelle qu’entre le merveilleux et ce que nous appelons le réel n’est peut-être qu’une différence de confiance accordée. Nous faisons confiance à l’apparence des choses, autrement nommée le réel, voilà pourquoi il existe avec plus de force et d’évidence que le merveilleux. Si nous décidions de faire confiance au merveilleux, peut-être (qui sait ?) viendrait-il au monde, comme le fit un jour la caravane de rêves de Marouf le cordonnier. Marouf était en exil dans une ville étrangère. Il n’avait pas un sou, et il vivait d’emprunts. « J’attends pour ces jours-ci des chameaux chargés d’or, disait-il à ses créanciers. Je vous rembourserai quand ils arriveront. » Il espéra si fort et décrivit si bien sa caravane fictive qu’elle finit par franchir le miroir et parvenir à lui. »


Enfin, puisqu'il me faut conclure, rappeler que compte et conte ont la même étymologie : le terme latin computare, calculer. Dans une ruche, les abeilles ont toutes à manger et chacune connaît sa place sans rien y trouver à redire. Ainsi en est-il du vivant.

Au bout du conte, on peut être sûr que tout, enfin, a rencontré sa juste place et que les équilibres se sont trouvés quand un seul mot se lève de part et d’autre du chemin : Merci.




Pierre-Olivier Bannwarth

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